D’habitude, on a plutôt peur de ce qui pourrait sortir des tapisseries. Mais le thème s’offre à bien d’autres variations. Nous sommes chez les Hastur…
4. LA TAPISSERIE
de Micole Sudberg
Un corbeau élança dans le ciel, comme une flèche noire. Sa compagne sautillait avec irritation sur le rebord de la fenêtre, cherchant des miettes d’un air hautain – comportement ordinaire pour l’un des plus grands symboles de la Déesse Avarra, nota Fiona, avec une lointaine partie de son esprit qui pouvait encore être amusée. Elle oublia aussitôt cette pensée en se penchant dangereusement par la fenêtre. Le vent, pur et froid, caressa son visage ; elle ferma les yeux, jouissant avec délice de cette sensation. Elle pensa avec nostalgie : Etre un oiseau et être libre…
– Dame Fiona ! haleta une voix.
La voix de mon fiancé, pensa-t-elle, écœurée.
Elle se tourna face à lui.
– Ne t’inquiète pas, Seigneur, dit-elle avec amertume. Je n’ai pas l’intention de me jeter par la fenêtre. Quoique tu m’y pousseras peut-être un jour.
– Non, non, balbutia Dom Marius, épongeant son gros visage suant. Bien sûr que non, ce n’est pas à cela que je pensais… – il ne dit pas à quoi il pensait et aborda plutôt un sujet moins épineux. Quelle belle tapisserie, lame Fiona. Elle représente Avarra et ses suivantes, n’est-ce pas ? Pourtant, à Syrtis, nous pensons qu’elle n’en a que deux, une pour présider à la naissance, et l’autre à la mort.
– A Neskaya, expliqua Fiona, montrant la tapisserie de la main, on dit qu’elle en avait quatre, dont on a donné les noms à nos lunes : Idriel, qui préside au travail de la femme en couches, Mormallor, qui veille sur les âmes des enfants mort-nés, Liriel, qui s’occupe des enfants vivants, et Kyrrdis qui rassemble les âmes des morts.
– Eh bien, dit-il, détachant les yeux de son corsage, c’est une belle tapisserie. Vraiment très belle.
Fiona le regarda, l’estomac noué de haine. Petit, bouffi et laid, il était vêtu avec trop de recherche ; elle s’attendait toujours à le voir baver, et s’étonnait qu’il ne bave pas. Et même quand elle était cloîtrée dans une Tour, elle avait entendu parler de sa dépravation. Elle détourna les yeux.
– Si tu permets, Seigneur, dit-elle à voix basse, j’aimerais être seule.
Quand il fut parti, elle s’assit sur son tabouret, très droite, refusant de pleurer. Elle fixa sans ciller les reflets métalliques de la tapisserie pour que ses yeux ne versent pas de larmes. Ces fils ductiles, que Damon d’Arilinn lui avait envoyés un mois plus tôt, étaient en métal authentique, et elle les avait récemment incorporés à son travail. Elle en prit une poignée et palpa les filaments de cuivre, qui, sous ses yeux émerveillés, prenaient des tons d’or rouge au soleil.
C’est un excellent travail, se dit-elle. Damon est vraiment gentil de me les avoir envoyés quand j’étais Gardienne. Nous ne pouvions pas filer si fin à Neskaya, notre force est trop grande ; nous n’avons aucune subtilité, nous sommes incapables de contrôle délicat. Non, rectifia-t-elle, je suis incapable de ce contrôle délicat. Je ne dois pas mettre mes défauts sur le compte du cercle. D’ailleurs, n’est-ce pas à cause d’eux que j’ai été… que j’ai été condamnée à ce mariage ?
Détournant les yeux des fils métalliques, elle les posa sur son métier. C’était un métier vertical, plus grand qu’elle, et encore plus large que haut. La tapisserie à demi terminée représentait Avarra, déesse de la naissance et de la mort, avec ses quatre suivantes. Au-dessus de leurs tailles, les fils de chaîne étaient blancs et vides. Quand elle aurait fini, ils seraient totalement invisibles, recouverts par les fils de trame horizontaux. Pour le moment, le travail était en cours, les suivantes n’avaient pas de visage, et la robe de la Déesse, qui serait brodée de cuivre, était encore vierge de toute ornementation. Le corbeau, Son symbole, posé sur l’épaule gauche d’Avarra, avait encore des yeux blancs ; Fiona n’avait pas encore trouvé de couleur imitant suffisamment la gemme du globe oculaire.
Fiona se mit à faire aller sa navette sur et sous les fils de chaîne, complétant les broderies des robes des suivantes. C’était un travail délicat. Fiona avait toujours constaté avec plaisir que sa gaucherie dans le maniement des matrices ne se retrouvait pas dans le tissage. J’aimerais mieux que ce soit le contraire, pensa-t-elle.
Un homme frappa à la porte. Elle lui cria la permission d’entrer.
– Domna ? dit le serviteur, s’arrêtant respectueusement sur le seuil.
Il portait les couleurs du Domaine Alton. Il écrasait le paquet qu’il tenait dans ses mains, puis se ressaisit avec un tressaillement nerveux. Elle eut un regard interrogateur.
– Dame Alanna de Neskaya t’envoie ce cadeau de mariage, dit-il. Comme tout peut être filé sous certaines conditions, elle a pensé que ces fils te plairaient.
Il lui tendit le paquet.
Fiona s’écarta lentement de la fenêtre pour le prendre, étonnée que la femme qui avait été sa Gardienne lui envoie un présent de mariage. Elle ressentait une étrange répugnance à l’accepter. Se forçant à le prendre, elle sentit quelque chose de dur sous l’emballage de soie.
– Merci, murmura-t-elle. Dis à là vai leronis que j’apprécie son cadeau.
L’homme s’inclina et sortit. Fiona hésita un instant, mais ses doigts défaisaient le paquet avant qu’il ne fût à la porte. Déconcertée, elle regarda les fils qui apparurent. Elle en prit un, mais il lui échappa et se fracassa sur le sol.
Les autres scintillaient sur ses genoux : rubis, émeraude, diamant, améthyste… toutes les couleurs des pierres précieuses. Des gemmes.
Elle prit le fil suivant avec plus de précaution, le serrant fermement entre le pouce et l’index, puis le courbant doucement. Il plia un peu ; elle pourrait incorporer ces fils à sa tapisserie si elle procédait avec prudence.
… Tout peut être filé… C’était son fiancé qui avait dit ça, mais Fiona entendit ces paroles de la voix taquine d’Alanna. Involontairement, elle se remémora sa dernière entrevue dans les appartements privés de la Gardienne.
L’appartement d’Alanna était bleu et gris, rappelant étrangement la lumière du surmonde. La Gardienne était vêtue d’écarlate, comme Fiona ; toutes deux avaient tendance à porter la robe de leur fonction même en dehors du travail des matrices. Fiona, ultrasensible à ses manques, craignait qu’on ne la confonde avec une simple technicienne ou mécanicienne. Elle ignorait les raisons d’Alanna.
– Alanna, dit Fiona, prenant grand soin de se contrôler – parle bas, d’une voix égale, montre que tu as la maîtrise d’une Gardienne – ils ne peuvent pas m’enlever à la Tour pour me marier ! Me marier ! – le mot, l’idée même, la choquaient – si tu refuses. Tu es la Gardienne principale, personne ne peut te contrecarrer.
Alanna Cassandra Alton prit une rose dans un vase et la considéra avec plus d’intérêt quelle n’en manifestait à Fiona.
– Et pourquoi refuserais-je ?
– Pourquoi ? s’écria Fiona, hors d’elle. Mais je suis Gardienne – et les Gardiennes ne se marient pas !
Alanna, après un dernier regard inquisiteur a la rose, la posa sur ses genoux. Puis, croisant les mains, elle détailla Fiona d’un œil clinique.
– Mais alors, tu ne seras plus Gardienne, n’est-ce pas ? dit Alanna, la voix rauque et posée. Franchement, ma chérie, j’en serais presque soulagée. Bien des gens refusent d’admettre que les femmes ont la force nécessaire pour être Gardiennes. Par conséquent, nous devons être deux fois plus performantes que les Gardiens. Ce n’est pas ton cas ; tu es incapable de travail délicat, et beaucoup de tes critiques te montrent du doigt en disant : « Celle-là ne peut pas faire la moitié du travail d’un homme ; elle prouve que les femmes sont incompétentes. » Tu es une charge pour moi et pour toutes les Gardiennes. Si tu peux être utile à ton père en formant cette alliance, je te rendrai volontiers à lui.
Fiona la regardait, médusée.
– Je ne te soupçonnais pas d’un tel fanatisme, balbutia-t-elle.
– Appelle ça comme il te plaira. Je veux que les femmes soient acceptées comme Gardiennes avant ma mort, et je ferai ce qu’il faudra pour réaliser cet objectif. Va maintenant, mon enfant, poursuivit-elle d’un ton radouci. Tu me manqueras. Je fais des vœux pour la réussite de ton mariage.
L’ayant congédiée, Alanna se leva et remit la rose dans le vase. Après réflexion, elle en modifia la position.
Neskaya… Fiona y repensait avec une amère nostalgie. Quelqu’un s’était-il étonné du renvoi de la Gardienne manquée ? Ses mains se refermèrent convulsivement sur les fils-gemmes. Elle se leva et demanda à une servante le chemin de la chapelle ; elle l’avait oublié.
Elle baissa la tête devant la mosaïque et l’autel, s’efforçant de susciter en elle un sentiment d’humilité. Pour une comynara et une Gardienne, c’était difficile. La chapelle était sombre, mais propre. Elle soupçonna que cette propreté inhabituelle était due aux préparatifs de la noce, qui aurait lieu dans six jours. Dans son enfance, se rappela-t-elle, la chapelle était sale et presque effrayante. Elle préférait prier dans la chapelle au Château Hastur, que les femmes du Domaine entretenaient pour les offrandes de fleurs lors des commémorations ou des naissances. Citadins évolués, les Comyn n’adoraient pas vraiment les dieux dont ils descendaient, sauf s’ils étaient totalement désespérés. Fiona l’était.
Bienheureuse Cassilda, pria-t-elle son ancêtre, je ne sais pas quoi faire. Si je refuse ce mariage, est-ce que j’attire le déshonneur sur ma maison ? Ou finirai-je par faire quelque chose de pire ? Je peux croire en toi – mais en une Déesse ? Je n’ai jamais été sûre que les dieux existaient vraiment…
Elle leva les yeux, mais le visage de Cassilda était impassible et irréel, dénué de tout réconfort. Près d’elle, la mosaïque représentait la Noire Avarra. Fiona respira un peu mieux, son cœur reprit son rythme accoutumé. Les yeux de la Déesse étaient pleins de bonté.
Le même soir, elle tissait quand son père et Dom Marius vinrent la voir. Elle avait presque terminé les suivantes. Chacune était debout devant un arbre aux vastes frondaisons. Il y avait un cinquième arbre d’un côté, qui avait l’air presque nu sans suivante.
Elle se leva pour les accueillir. Un instant, elle se demanda avec effarement : Si je demande à mon père de m’épargner le mariage – ou au moins de me marier à un autre, si c’est inévitable – le fera-t-il ?
Regardant le Roi Mikhail, elle sut quelle serait la réponse. Il l’avait promise à Marius, et la parole d’un Hastur était proverbiale. D’ailleurs, il se soucierait peu des souhaits d’une fille, surtout d’une fille qu’il ne connaissait pas. Il avait cinq filles et six fils, tous sortis vivants de la maladie du seuil. Il pouvait se permettre le luxe de passer outre à ses vœux ; il ne manquait pas d’autres enfants, et ils n’avaient jamais été proches.
– Je disais tout à l’heure à Domna Fiona à quel point j’admire sa tapisserie, dit poliment Dom Marius. Elle est magnifique.
– Alors, dit Mikhail avec bonne humeur, elle fera partie de la corbeille de la mariée.
Son regard passa brièvement sur Fiona, sans vraiment la voir.
– Je suis sûr qu’elle aura plaisir à la suspendre dans le grand Hall de son nouveau foyer…
Un instant, ses yeux brillèrent de colère à une autre pensée qui lui vint. Ignorant Fiona, il reprit :
– A propos du prix de la mariée, tu m’as promis…
Ainsi, c’est donc ça, se dit Fiona quand ils furent partis.
Les avantages que Dom Marius pouvait retirer d’une alliance avec Hastur étaient évidents, mais ceux de son père ne l’étaient pas. Il devait avoir besoin d’argent – peut-être pensait-il à une guerre ou à une autre aventure coûteuse. On disait que Dom Marius possédait, loin de Syrtis, des terres riches en dépôts de fer. Ils étaient inclus dans le prix de la mariée, sans aucun doute. Il n’y avait aucune chance que son père rompe ce mariage.
Fiona se mit à arpenter la pièce. Miséricordieuse Déesse, viens à mon secours. Ce que je projette nécessite un contrôle délicat… que je n’ai pas…
Son regard tomba sur les yeux noirs de la Déesse dans sa tapisserie. Comme venant de très loin, elle crut entendre une voix douloureusement belle qui lui disait : Ne crains rien ; tu sera guidée par Moi. Mais au bout d’un moment, elle pensa l’avoir imaginée.
Elle alla ouvrir un tiroir et en sortit une pochette de soie. Des matrices, petites comme des boutons, tombèrent dans sa main. Elle fixa ses yeux sur elles et pria.
Les fils cristallins étaient du bleu des pierres-étoiles. Ils piégeaient en eux la lumière et la rendaient sous des formes étranges. Quand elle en lâcha un, il se brisa, et ses éclats retombèrent sur le sol, noirs, brûlés, sans vie. Tous les fils scintillaient intérieurement, leurs reflets bleu sombre enfermés dans les gemmes d’un bleu plus clair. Elle les tissa sur les fils de chaîne du cinquième arbre, créant une double épaisseur. Ils brillaient du bleu des écrans de matrice, disposés en la forme rectangulaire d’une porte.
– Je ne peux pas faire ça, se murmura Fiona, effrayée. Je ne peux pas…
Alors, dit une voix familière – rauque et posée – ou trop puissante ? Elle pouvait être celle d’Alanna ou de la Déesse. Elle ne le savait pas avec certitude. Elle ne savait même pas si elle avait encore sa raison.
Alors, poursuivit la voix, tu épouseras un homme aux lèvres humides, aux mains moites et au cœur pervers. Il couchera avec toi, probablement sans douceur, et tu mourras en couches, lui donnant des enfants qu’il pervertira à son image. Sous le ton posé, elle perçut un soupçon de cruauté. Et dans ta vie, quel libre arbitre auras-tu ? Aucun – aucun, moins même que dans une fonction de la Tour que tu n’avais pas la capacité de remplir. A Syrtis, habitués à Marius, ils ne vont pas te respecter pour ton laran, et encore moins t’honorer et t’obéir.
Fiona gémit. Elle crut entendre, au loin, le croassement des corbeaux et le froufrou de leurs ailes.
Ou tu peux Me rejoindre, murmura la voix.
Fiona resta debout devant la tapisserie, hésitante, tremblante. Presque contre sa volonté, elle la toucha de la main. Elle la toucha, et commença à y entrer…
– Seigneur, dit le Garde d’un ton suppliant, nous l’avons cherchée dans tous les Domaines ces deux dernières décades, et nous n’avons pas pu la trouver…
– Très bien, Gabriel, dit le Roi Mikhail, les yeux fixés sur la tapisserie. Elle semble s’être évanouie dans l’atmosphère. Ce n’est pas la faute des Gardes. Rappelle tes hommes.
– Diras-tu à Dom Marius de s’en aller ?
– Non, dit distraitement le roi. J’ai d’autres filles… Il fixait toujours la tapisserie quand le Garde sortit.
Elle semblait… changée, en quelque sorte. Mais qu’y avait-il de différent ? Cinq suivantes au visage placide et à la robe brodée d’or entouraient Avarra avec adoration, tandis que la Noire Déesse caressait un corbeau aux yeux de gemmes. Non, pas placide, décida-t-il à la réflexion. La suivante la plus éloignée de la Déesse avait un sourire tranchant comme un rasoir. Le feu des matrices flambait dans son regard. Effet intéressant, dit-il pensivement, se demandant comme sa fille l’avait obtenu. C’était une tapisserie magnifique, se dit-il, et de sujet religieux tout à fait approprié aux circonstances. Et il n’était plus obligé de la donner à Dom Marius dans le prix de la mariée. Peut-être la ferai-je suspendre dans le grand Hall, se dit-il, la considérant avec un sourire torve.
Au bout d’un moment ; il se détourna. Sans savoir comment, à travers les épais murs de pierre, il entendit les rauques croassements d’un corbeau.